Discours de Monsieur Gérard Collomb
Sénateur-Maire de Lyon
Veilleur de pierre – Place Bellecour – Lyon 2e – Dimanche 25 janvier 2015
Monsieur le représentant du Préfet de la Région Rhône-Alpes, Préfet du Rhône,
Monsieur le Président de l’Amicale des Déportés d’Auschwitz-Birkenau et des Camps de Haute-Silésie du Rhône,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Madame la Représentante du Président du Conseil Régional Rhône-Alpes,
Monsieur le représentant du Gouverneur Militaire de Lyon,
Monsieur le représentant du Général commandant la région de gendarmerie,
Mesdames et Messieurs les membres du Corps consulaire de Lyon,
Mesdames et Messieurs les membres des Grands ordres nationaux,
Messieurs les Représentants de l’Autorité Judiciaire,
Messieurs les Représentants des cultes,
Monsieur l’Adjoint délégué au Patrimoine, à la Mémoire et aux Anciens Combattants,
Mesdames et Messieurs les Elus,
Madame la Présidente du CRIF Rhône-Alpes,
Mesdames et Messieurs les représentants des associations amicales d’Anciens combattants, Résistants, Déportés et Victimes de guerre,
«Peut-être que ce quis ‘est passé ne peut pas être compris et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c’est presque justifier. Dans la haine nazie, il n y a rien de rationnel. Mais si la comprendre est impossible, la connaître est nécessaire, parce que ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences p euvent à nouveau être déviées et obscurcies. C ‘est pourquoi nous avons tous le devoir de méditer sur ce qui s ‘est produit. »
Ces mots de Primo Levi, déporté à Auschwitz en janvier 1944, expriment avec force le sens de notre rassemblement. «Méditer sur ce qui s ‘est produit»: c’est ce devoir impérieux que nous remplissons à travers nos commémorations, en contribuant à faire connaître l’histoire, à raviver la mémoire, à transmettre les irremplaçables témoignages.
Ceux de Primo Levi, ceux de Simone Veil, ceux d’Elie Wiesel que nous venons d’entendre; le vôtre, si fort, Cher Benjamin Orenstein, ou encore celui de Simone Lagrange qui, il y a une vingtaine d’années, était à l’origine de cette cérémonie.
Des témoignages qui disent l’inconcevable, qui décrivent la barbarie, qui font entrevoir l’horreur dans ce qu’elle a de plus absolue.
Des témoignages qui relient les vivants à tous ceux qui n’en sont pas revenus : parmi les 1 million 300 000 personnes déportées à Auschwitz-Birkenau, 1 million 100 000 sont mortes, dont 900 000, assassinées dans les chambres à gaz, hommes, femmes, enfants confondus.
Parmi elles, la plupart des 86 victimes de la rafle de la rue Sainte-Catherine, non loin d’ici. Parmi elles, les 44 enfants d’Izieu et leurs 7 accompagnateurs, que Klaus BARBIE s’était acharné à traquer. Parmi elles, un grand nombre de ceux qui le 11 août 1944 avaient pris le dernier convoi parti de Lyon.
Ceux qui ont été assassinés à Auschwitz étaient pour la plus grande part des Juifs d’Europe. Ils étaient aussi Tsiganes, Polonais, prisonniers de guerre soviétiques, homosexuels ou femmes et hommes jugés asociaux : tous ceux que le Ille Reich d’Adolf HITLER considérait comme des sous-hommes.
Les nazis avaient fait construire Auschwitz pour servir leur idéologie antisémite, raciste et xénophobe. Ils avaient construit Auschwitz pour rationaliser le massacre.
Après les groupes de tueries mobiles, après Belzec, Sobibor, Treblinka : Auschwitz-Birkenau, ses camps de travail, ses chambres à gaz et ses crématoires, fournissaient aux nazis 1′ organisation et 1′ échelle nécessaire à leur abominable entreprise génocidaire.
Rationaliser le massacre et faire de chaque personne entrée au camp un numéro, un être dénué de tout, dont ne subsisterait presque plus rien d’humain et dont la capacité de travail serait exploitée jusqu’au dernier des jours.
Rationaliser le massacre des enfants et des femmes jugées inaptes et qui ne franchissaient même pas les portes du camp.
10 000 corps par jour pouvaient être brûlés dans les crématoires. Jusqu’à 140 000 détenus pouvaient être entassés à Auschwitz-Birkenau, où la souffrance était sans limites, et où chaque minute de vie était arrachée au néant.
«Le véritable problème d ‘Auschwitz est qu’il a eu lieu, disait l’écrivain hongrois Imré KERTÉSZ au moment de recevoir le Prix Nobel de littérature. Et celui qui, à 15 ans, avait subi l’enfer de la déportation, poursuivait ainsi : «nous ne pouvons rien y changer et il constitue pour un esprit métaphysique une plaie ouverte».
Oui, une plaie ouverte, le symbole du mal absolu ; le lieu, le nom qui, à lui seul, incarne la Shoah et représente pour l’humanité un avant et un après.
70 ans ont passé, et nous continuons de nous interroger sur le sens d’une telle monstruosité de 1′ histoire.
Comment en est-on arrivé à Auschwitz ?
Comment des usines de mort ont-elles pu fonctionner, des années durant, au coeur même d’un continent qui se distinguait par le raffinement de ses arts, la richesse de sa culture ?
Comment cette Europe de civilisation a-t-elle pu exterminer 6 millions de Juifs dont 1 million et demi d’enfants ?
Il faut méditer sur les mécanismes qui conduisirent à 1′ accession au pouvoir d’Adolf HITLER, profitant, après la crise de 1929, de la misère économique et sociale profonde de son pays pour faire germer les idées du national-socialisme et miner la démocratie de l’intérieur.
Il faut méditer aussi sur 1′ écho que rencontra son idéologie raciste et antisémite non seulement en Allemagne, mais aussi en France, auprès du régime de Vichy et dans nombre de pays d’Europe.
C’est Hannah ARENDT qui, analysant les ressorts du totalitarisme nazi, avait écrit : «Depuis plus de cent ans, 1’antisémitisme s’était lentement et progressivement infiltré dans presque toutes les couches sociales de presque tous les pays d’Europe, jusqu ‘au jour où il devint brusquement la seule question susceptible de créer une quasi-unanimité dans l’opinion. »
Commémorer les 70 ans de la libération d’Auschwitz exige de s’interroger sur cette funeste réalité.
Car nous le savons : l’antisémitisme n’a pas disparu après Auschwitz et l’horreur des camps de la mort; il n’a pas disparu après le nazisme.
Et aujourd’hui, en France, en Europe, et jusqu’au coeur de nos villes, l’antisémitisme continue de tuer. Il a changé de forme et tente souvent de se dissimuler sous un pseudo antisionisme. Mais il ne faut pas être dupe, car il est aussi meurtrier. Et nous devons être résolus à désarmer tous ceux qui appellent à la haine des Juifs.
Nous avons tous chacun en mémoire ce matin les quatre victimes de la prise d’otage qui il y a un peu plus de deux semaines étaient tuées à l’arme de guerre dans un hypermarché casher de la Porte de Vincennes.
Nous avons tous en mémoire la barbarie de la tuerie de Toulouse et ce traumatisme majeur pour notre pays : pour la première fois depuis la fin de la seconde mondiale, des enfants étaient assassinés parce qu’ils étaient juifs.
Nous avons tous en mémoire le meurtre d’lian Halimi, séquestré, torturé à mort parce qu’il était juif.
Je sais le choc qu’a représenté chacun de ces événements pour la communauté juive de France. Je sais que beaucoup d’entre eux, de plus en plus nombreux, ne se sentent plus en sécurité dans leur propre patrie. L’an dernier, la France est devenue le premier pays d’émigration vers Israël.
Il me semble essentiel que nous prenions conscience collectivement de la gravité de la situation et de la perte irrémédiable que constituent ces départs pour notre communauté nationale.
Il est inacceptable qu’aujourd’hui, en France, des Juifs aient peur d’amener leurs enfants à 1′ école, de se rendre dans leurs lieux de culte, de vivre selon leur foi.
Nous devons utiliser toutes les ressources du droit et de la loi pour qu’ils soient et se sentent protégés chez eux. C’est à notre République et à nos valeurs les plus fondamentales de liberté, d’égalité, de fraternité que portent atteinte chaque mot, chaque acte de haine antisémite. A notre République et à son identité même, qui est d’être un projet collectif, basé sur une histoire et des valeurs communes, s’enrichissant de la diversité des citoyens qui la composent.
La force de notre Nation, c’est que nous sommes un seul peuple, par-delà nos différences, nos appartenances, nos origines, nos convictions, nos croyances.
Face à tout ce qui tente de nous diviser, nous devons réaffirmer notre détermination. Nous responsables politiques, mais aussi toutes les forces de la société. Evidemment, beaucoup reste à faire pour que 1′ exclusion, la misère économique et sociale ne forment pas dans nos quartiers le terreau de l’obscurantisme. A nous d’y travailler.
Il nous faudra faire preuve à la fois de fermeté, d’imagination, de volonté, ne pas avoir peur de nous poser les vraies questions, rassembler tous nos concitoyens autour d’un même projet de société.
Nous devons le faire dans notre pays, nous devons le faire aussi à l’échelle de 1 ‘Europe. Pour que ces décennies de paix, de démocratie, de progrès humain, toutes ces années de patiente construction ne soient pas réduites à néant par la haine et les extrémismes.
L’avenir, c’est nous qui le construisons. Et pour assumer cette responsabilité, nous ne devons manquer ni de courage, ni de clairvoyance. Nous ne devons jamais oublier non plus les leçons de l’histoire. C’est Vladimir Jankélévitch qui, pour répondre à tous ceux qui trouvaient que l’on parlait trop souvent de la Shoah, avait eu ces mots, très forts :
« L’oubli, disait-il, serait ici une grave insulte à ceux qui sont morts dans les camps, et dont la cendre est mêlée pour toujours à la terre ; Chaque printemps les arbres fleurissent à Auschwitz, comme partout ; car l’herbe n’est pas dégoûtée de pousser dans ces campagnes maudites ». Mais face à tous ceux «qui nous recommandent l’oubli, nous penserons toujours à l’agonie des déportés sans sépulture et des petits enfants qui ne sont pas revenus. Car cette agonie durera jusqu’à la fin du monde ».