Poème de Charlotte Delbo, déportée à Auschwitz et qui perdit aussi son mari, exécuté à la prison de la Santé. Charlotte Delbo, qui avait travaillé dans le théâtre avant la guerre avec Louis Jouvet, était l’une des 230 femmes qui dans le convoi du 24 janvier 1943 partirent de Compiègne vers Auschwitz. Elle fut l’une des rares survivantes de ce convoi.
Et je suis revenue Ainsi vous ne saviez pas, vous, qu’on revient de là-bas On revient de là-bas et même de plus loin Je reviens d’un autre monde dans ce monde que je n’avais pas quitté et je ne sais lequel est vrai dites-moi suis-je revenue de l’autre monde? Pour moi je suis encore là-bas et je meurs là-bas chaque jour un peu plus je remeurs la mort de tous ceux qui sont morts et je ne sais plus quel est le vrai de ce monde-là de l’autre monde là-bas maintenant je ne sais plus quand je rêve et quand je ne rêve pas. Moi aussi j’avais rêvé de désespoirs et d’alcools autrefois avant Je suis remontée du désespoir celui-là croyant que j’avais rêvé le rêve du désespoir La mémoire m’est revenue et avec elle une souffrance qui m’a fait m’en retourner à la patrie de l’inconnu. C’était encore une patrie terrestre et rien de moi ne peut fuir je me possède toute et cette connaissance acquise au fond du désespoir Alors vous saurez qu’il ne faut pas parler avec la mort c’est une connaissance inutile. Dans un monde où ne sont pas vivants ceux qui croient l’être toute connaissance devient inutile à qui possède l’autre et pour vivre il vaut mieux ne rien savoir ne rien savoir du prix de la vie à un jeune homme qui va mourir. J’ai parlé avec la mort alors je sais comme trop de choses apprises étaient vaines mais je l’ai su au prix de souffrance si grande que je me demande s’il valait la peine. Vous qui vous aimez hommes et femmes homme d’une femme femme d’un homme vous qui vous aimez pouvez-vous comment pouvez-vous dire votre amour dans les journaux sur des photos dire votre amour à la rue qui vous voit passer à la vitrine où vous marchez l’un près de l’autre contre l’autre vos yeux dans la glace rencontrés et vos lèvres rapprochées comment pouvez-vous le dire au garçon au chauffeur de taxi vous lui êtes si sympathiques tous les deux des amoureux vous le dire sans rien dire d’un geste Chérie, ton manteau, n’oublie pas tes gants vous effaçant pour la laisser passer elle souriant paupières abaissées qui se relèvent le dire à ceux qui vous regardent et à ceux qui ne vous regardent pas par cette assurance qu’on a quand on est attendu dans un café dans un square cette assurance qu’on a quand on est attendu dans la vie le dire aux animaux du zoo ensemble qu’il est laid celui-ci celui-là qu’il est beau d’accord sincèrement ou non n’importe y pensez-vous seulement comment pouvez-vous et pourquoi le dire à moi je sais je sais que tous les hommes ont aux femmes les mêmes gestes tes gants chérie, tes fleurs que tu oublies chérie m’allait bien à moi aussi je sais que toutes les femmes ont aux hommes le même ravissement il prenait ma main protégeait mon épaule comment osez-vous à moi je n’ai plus à sourire merci chéri tu es gentil chéri lui allait bien à lui aussi. Et ce désert est tout peuplé d’hommes et de femmes qui s’aiment qui s’aiment et se le crient d’un bout de la terre à l’autre. Je suis revenue d’entre les morts et j’ai cru que cela me donnait le droit de parler aux autres et quand je me suis retrouvée en face d’eux je n’ai rien eu à leur dire parce que j’avais appris là-bas qu’on ne peut pas parler aux autres. Charlotte Delbo Auschwitz et après, II, Une connaissance inutile