DISCOURS DE Mme NATHALIE PERRIN-GILBERT MAIRE DU 1ER ARRONDISSEMENT DE LYON
Mesdames, Messieurs, chers amis,
Nous sommes réunis devant le n° 12 de la rue Sainte- Catherine, pour honorer la mémoire de celles et ceux qui ont été raflés ici le 9 février 1943.
Cet immeuble du 12 rue Sainte Catherine devant lequel nous nous trouvons abritait le siège de l’Union Générale des Israélites de France et accueillait les activités de plusieurs associations d’aide aux réfugiés : l’OSE (Oeuvre de Secours aux Enfants), le CAR (Comité d’Assistance aux Réfugiés), la FSJF (Fédération des Sociétés Juives de France). Femmes, hommes et enfants juifs trouvaient ainsi aide, réconfort et soutien au 12 de la rue Sainte Catherine.
Mais le 9 février 1943, les hommes et les femmes qui poussèrent les portes du siège lyonnais de l’Union Générale des Israélites de France, furent accueillis par des hommes en imperméables noirs, tombant ainsi dans un piège méthodiquement organisé par la Gestapo. Le déroulement de cette rafle, est évidemment d’autant plus cruel que les victimes étaient venues chercher du réconfort dans un lieu qu’elles avaient l’habitude de fréquenter et où elles se croyaient protégées. Et il nous est difficile d’éprouver totalement, dans notre chair, la terreur qu’ont dû ressentir ces personnes quand le piège ainsi tendu se refermait sur elles. Jacqueline Rozenfarb, jeune fille de 14 ans, avait rendez-vous avec une amie de sa mère le 9 février 1943 à 14 heures au siège de l’UGIF. Elle réussit à échapper à ce guet-apens et témoigne : « J’ai demandé à l’assistante sociale d’intervenir auprès des soldats pour leur dire que j’étais française et que je n’avais pas 15 ans ; elle m’a répondu que cela ne servait à rien […]. Parmi les prisonniers, le médecin de l’U.G.I.F. essayait de redonner du moral à toutes les personnes en leur disant qu’il fallait se préparer pour un grand voyage en Pologne et il leur demandait les chants qu’ils connaissaient pour les chanter dans le train. L’atmosphère était celle d’un grand départ devant des gens apeurés et hébétés ». Un grand départ… pour Drancy puis Auschwitz… Le 9 février 1943, quatre-vingt-six personnes furent victimes de cette rafle ; deux d’entre elles s’échappèrent, quatre vingt-quatre furent transférées à Drancy et soixante-dix-huit déportées à Auschwitz. Trois seulement ont survécu.
Benjamin Orenstein, Président de l’Amicale d’Auschwitz-Birkenau et des Camps de Haute Silésie Rhône, ne eut être là ce matin pour des raisons de santé. Je sais combien il pense à cette cérémonie ce matin, et je l’imagine enrager de ne pas pouvoir être là : aussi je souhaite l’associer à nous, lui, le témoin inlassable qui sillonne notre ville, notre département et au-delà, pour faire que la mémoire de la Shoah reste vivante et vive. A l’occasion du 69e anniversaire de la libération des camps d’Auschwitz et de Haute Silésie, le 26 janvier dernier, devant le Veilleur de Pierre, place Bellecour, Benjamin Orenstein rappelait ces mots de l’historienne Annette Wievorka : « il faut encore et encore faire retour à Auschwitz, en parler inlassablement, le rendre en quelque sorte à l’Histoire ». Puis il ajoutait : « Si nous n’y prenons pas garde, si nous n’y revenons pas à chaque commémoration, les morts s’effaceront de nos mémoires, et ils seront à jamais morts pour rien ». Faire retour à Auschwitz… ce camp de la mort où furent déportés les raflés de la rue Sainte Catherine, ce camp de la mort comme ultime étape d’un parcours où le déchaînement de haine, la mécanique implacable des théories racistes et l’indifférence d’une partie des populations européennes ont permis la mise en oeuvre de l’extermination des Juifs d’Europe par l’Allemagne nazie.
L’horreur du régime nazi s’est accomplie selon des processus inédits dans l’histoire de l’Humanité et dans le cadre d’un projet global d’extermination du peuple juif. Mais l’horreur du régime nazi s’est accomplie aussi du fait de l’indifférence, de la lâcheté, ou de la complicité face aux actes de l’antisémitisme ordinaire. C’est aussi avec l’aide de l’Etat français, avec sa bureaucratie, ses multiples rouages, qui font qu’il n’y a pas de responsable, mais où chaque homme ordinaire peut se muer en bourreau, où ce qui était impensable hier peut devenir banal et même légal…
Et je souhaite ici vous faire partager mon inquiétude, en cette année 2014, car je considère que notre arrondissement, notre, ville et notre pays, ne sont pas à l’abri, comme d’autres territoires européens, de reculs démocratiques. Quatre-vingts ans après la manifestation et les émeutes du 6 février 1934 à Paris, on retrouve dans certaines manifestations actuelles une dévaluation de l’État républicain et un rejet viscéral de l’humanisme égalitaire, soutenus par un faisceau de structures issues de l’extrême droite radicale.
Le climat est dur et, comme vous, j’ai été saisie par la violence des slogans antisémites présents dans le cortège des manifestants rassemblés derrière le collectif «Jour de colère». Il est de notre responsabilité d’agir contre ce climat et de refuser que certains de nos concitoyens soient montrés du doigt, injuriés, agressés. Il est de notre responsabilité de refuser que ressurgisse encore le négationnisme et que se développe en France et en Europe un nouvel antisémitisme. Je veux citer ici Simone Veil, qui déclarait devant le Bundestag à Berlin le 27 janvier 2004 : « Le « plus jamais ça » n’a jamais suffi à préserver les générations futures. Il faut davantage que des paroles, davantage que des résolutions, davantage que de bonnes intentions ».
Oui, aujourd’hui, hommes et femmes politiques, militants associatifs, hommes et femmes, nous avons le devoir d’être plus que jamais vigilants à défendre et faire vivre les valeurs qui nous rassemblent en tant que citoyens de notre pays et de notre ville. Je m’adresse aussi aux plus jeunes d’entre nous présents aujourd’hui, en particulier aux lycéens qui viennent de lire les prénoms, les noms et les âges des victimes raflées rue Sainte-Catherine. Comme des milliers de jeunes européens, vous serez demain les citoyens qui, à leur tour, auront cette responsabilité de faire échec à tout ce qui pourra conduire à l’escalade des haines et des violences, aux logiques de stigmatisation et de boucs-émissaires.
Je veux terminer mon propos avec ces mots de Benjamin Orenstein, toujours le 26 janvier dernier : « Je suis un rescapé du plus grand massacre de l’histoire de l’Humanité, mais je ne veux pas être un rescapé muet, heureux d’avoir survécu, je veux être le témoin gênant, celui qu’on cherche à éviter. […] Si bravant les années je suis encore là […] c’est pour faire revivre dans vos mémoires, ces squelettes oubliés, ceux qui hantent toutes mes nuits depuis que j’ai quitté cet enfer, c’est leur souvenir qui me fait survivre afin de tenir la promesse muette que je me suis faite, au lendemain de ma libération : crier les crimes des nazis à la face du monde afin que les suppliciés ne restent pas cachés dans les recoins des mauvaises consciences». Je vous promets, Benjamin, que c’est en pleine conscience de l’horreur du régime nazi, que nous commémorons ce matin les quatre-vingt-six victimes de la rafle de la rue Sainte Catherine, en présence de leurs familles, frères, soeurs, enfants, petits-enfants, nièces et neveux.
Mais c’est en pleine conscience aussi que nous retournerons à nos affaires tout à l’heure : en pleine conscience que nous avons tous ici à porter fort et ferme les valeurs républicaines, démocratiques et humanistes de notre ville et de notre pays.
C’est sur nous désormais que repose cette responsabilité. Et nous avons pleinement conscience que si nous échappions à cette responsabilité, non seulement nous gagerions l’avenir des générations à venir et compromettrions gravement une nouvelle fois notre humanité, mais nous trahirions aussi les morts dont nous honorons ce matin la mémoire.