Collioure Septembre 2013 Habitué de la Côte vermeille, j’avais décidé de passer une journée dans ce merveilleux port de la Catalogne française. En me baladant sur la promenade longeant la Méditerranée, quelle ne fut pas ma surprise en découvrant une sculpture de Francesca Caruana commémorant le départ des derniers Juifs d’Espagne en Octobre 1493, cela fait exactement 520 ans. Ces Juifs catalans, les Mossé, Fuentes, Salomon, Bendit et 35 autres, depuis combien de temps leurs aïeux étaient- ils installés dans cette Catalogne, qui en ce jour funeste, les jetait à la mer ?
A partir de l’an 70, quand les Juifs s’enfuirent de Palestine, un grand nombre débarqua dans cette partie de la Péninsule ibérique, bien avant même l’arrivée du christianisme. On trouve quelques vestiges difficiles à dater avec précision, ce n’est qu’à l’époque wisigothique que la présence d’habitations juives est avérée.
Les premiers écrits datent de 1078, le Concile de Gérone note l’installation de communautés juives à Barcelone et Gérone. L’empreinte des Juifs est restée non seulement dans la toponymie des lieux ( je ne retiendrai que le lieu emblématique de Barcelone Montjuic, qui signifie colline des Juifs) mais aussi dans l’histoire et la culture catalanes.
Les écoles de médecine de Lérida ou de Besalu sont réputées dans l’Europe médiévale et les nombreux philosophes juifs font connaître leurs doctrines par l’intermédiaire des Juifs de la Diaspora. Le plus emblématique de ces philosophes est sans doute Mosse ben Nahman dénommé « Nahmanides », ou plus généralement RamBaN, il fut l’un des pères de la kabbale. Sa ville, Gérone, où il était né en 1194, était connue dans le monde juif de l’époque comme « la ville mère d’Israël ». En 1263, RamBaN prit part à la fameuse controverse de Barcelone. Représentant les Juifs de Catalogne, il avait en face de lui un adversaire redoutable en la personne d’un dominicain, le Père Pablo Cristiano. En présence du Roi et des autorités religieuses du royaume, furent débattus des sujets aussi sensibles que la venue du Messie, la nature divine du Christ et la caducité du judaïsme. Cette controverse eut un grand retentissement dans toute l’Europe médiévale ; traduite en latin, elle fut considérée comme un danger pour le christianisme et RamBaN fut exilé à Jérusalem où il mourut en 1270.
Le roi prit des mesures à l’encontre de toute la Communauté juive ; les livres de prières en hébreu furent saisis et brûlés et l’obligation fut faite aux Juifs d’assister chaque dimanche aux sermons des Dominicains.
Malgré ces périodes difficiles, les Juifs vivent en Catalogne dans une certaine sécurité ; ils exercent presque tous les métiers et bien qu’ils portent un signe distinctif infâmant « la rouelle », ils peuvent s’exprimer librement, commercer avec les Chrétiens, et circuler pour les besoins de leur profession à la condition de rejoindre le quartier juif « le call » à la tombée de la nuit. Le 14e siècle marque un tournant dans le sort des Juifs catalans, les épidémies de peste, dont ils sont rendus responsables, vont permettre à l’Eglise d’avoir de plus en plus d’ascendant sur les souverains. Des mesures contraignantes sont prises à l’égard de ces populations, mais cela ne suffit pas à apaiser les peurs, l’Eglise laisse faire et, à partir de 1391, de terribles massacres sont perpétrés.
En 1469, Ferdinand d’Aragon, qui est le souverain du royaume catalano-aragonais, épouse Isabelle de Castille. La future Espagne naît de ce mariage. Isabelle que l’on surnomme « la catholique » après sa victoire sur les Maures et la chute de Grenade, veut faire de son pays le plus grand royaume chrétien d’Europe. Sous la pression de son confesseur, l’Inquisiteur Torquemada, elle décide, voyez combien l’Histoire n’est pas nouvelle, de régler le problème juif. Le 14 mars 1492, elle promulgue un édit d’expulsion « Tout Juif trouvé sur la terre d’Espagne après le 31 juillet 1492 sera mis à mort sans jugement ».
De nombreux Juifs se convertirent au christianisme, d’autres plus nombreux, s’embarquèrent vers l’Empire ottoman, certains d’entre eux cherchèrent refuge dans le Roussillon voisin, alors terre française.
Le 3 septembre 1493, le sort des armes est contraire au Roi de France qui se voit obligé de restituer le Roussillon à l’Espagne, le 13 du même mois les Souverains espagnols sont accueillis à Perpignan.
L’édit d’expulsion des Juifs est immédiatement mis en application, chaque jour les familles, dont tous les biens ont été saisis, s’embarquent dans les ports de Port-Vendres ou de Collioure. C’est ainsi que les derniers 39 Juifs d’Espagne quittèrent leur patrie en montant à bord d’un vieux rafiot le « Santa Maria i san Cristofor ».
Il fallut attendre 5 siècles avant qu’une Communauté juive puisse se reformer en Catalogne ; quelques tentatives de monarques plus éclairés pour abroger l’édit de 1492 avaient toujours échoué.
Le Roi Alphonse XIII, grand- père du Roi actuel, permit, au début du siècle dernier, à quelques familles de descendants des Juifs expulsés de revenir sur la terre d’Espagne.
Pour l’anecdote, je vais vous raconter l’histoire du Juif catalan Isaac Carasso. Sa famille installée depuis l’expulsion à Salonique, a toujours rêvé au retour dans le pays de ses ancêtres. De génération en génération, ce souhait est transmis et ce sera Isaac qui le réalisera. En 1912, il débarque à Barcelone, il est négociant en huile d’olives, c’est un esprit éclairé et il s’intéresse à toutes les recherches scientifiques liées à l’alimentation ; il apprend qu’un médecin, Juif d’origine bulgare, Elie Metchikoff, vient de mettre au point avec l’Institut Pasteur de Paris, un produit miracle pour soulager les maux intestinaux et favoriser la longévité : le yoghourt. Isaac Carasso croit en cette découverte qui a valu le prix Nobel à Metchikoff. Il se lance alors dans une fabrication artisanale de ce nouveau produit.
Cela plaît à la clientèle et Isaac cherche une marque commerciale à son nouveau produit, ce nom sera vite trouvé, il vient d’avoir un fils Daniel, Danon en catalan. La grande aventure de Danone commençait avec le succès que l’on connaît. Pendant la guerre turco-grecque, d’autres familles juives se réinstallèrent en Catalogne. Mais ce n’est que le 21 décembre 1969 que le décret infâmant fut définitivement abrogé.
En 1992, à l’occasion du cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique et de l’expulsion des Juifs d’Espagne (ne dit-on pas que Christophe Colomb était un juif gênois?), le Roi Juan Carlos scella officiellement la réconciliation des Juifs et de l’Espagne. Aujourd’hui, bien que les Juifs ne représentent que 0,2 % de la population catalane, l’héritage juif fait partie de la Catalogne et bien que celui-ci ait pu être oublié, voire caché pendant des siècles, il n’en reste pas moins qu’il est fondamental dans la construction du Pays.
Jean-Claude Nerson
Sources : la lettre sépharade, La Catalogne juive (éditée par la Generalitat de Catalunya)